5

 

 

Je retournai la pancarte sur laquelle j’avais inscrit au feutre rose « Barrons – Bouquins & Bibelots. Ouvert de 11 heures à 19 heures, du lundi au vendredi » et verrouillai la porte de la librairie avec la satisfaction du devoir accompli.

Je venais d’achever la première journée de mon nouveau job.

Jusqu’à présent, mon seul savoir-faire monnayable avait été de servir dans un bar. Je venais d’élargir mon horizon professionnel et pourrais désormais ajouter « vendeuse en librairie » à mon curriculum vitæ. L’occasion de gagner de l’argent s’était présentée, et je l’avais saisie. Barrons m’avait proposé le poste – « Sauf si vous voulez tenir la caisse, mademoiselle Lane », avait-il dit. Je l’avais pris au mot.

Il m’avait suffi d’une journée pour comprendre que le travail ne se résumait pas à encaisser les achats. Je devais aussi gérer les stocks, passer des commandes et tenir la comptabilité, sans parler des clients, qu’il fallait aider à trouver ce qu’ils ne savaient pas qu’ils cherchaient. Tout cela prenait un temps fou.

Il y avait des articles intéressants dans les rayonnages, mais aussi des choses qu’il fallait changer. Je me promis d’éliminer un certain nombre de revues – mon temps était trop précieux pour que je le gaspille à faire la chasse aux gamins qui traînaient autour des revues pour messieurs avertis. En revanche, côté presse féminine, c’était la disette. J’allais ajouter un certain nombre de titres consacrés à la mode, ainsi que des magazines plus légers. Quant au rayon des fournitures de papeterie, il était tout simplement déprimant. Il était urgent d’y remédier ! J’avais dû puiser dans ma réserve personnelle pour trouver le stylo rose avec lequel j’avais rédigé la nouvelle pancarte. Pour l’instant, Barrons – Bouquins & Bibelots n’offrait que des articles si basiques qu’ils en étaient sinistres, ainsi que d’impayables kits de calligraphie avec lesquels il devait falloir des heures pour tracer une seule lettre. Apparemment, Jéricho Barrons n’avait pas compris que l’on était au siècle de la vitesse, du sans-fil, des SMS – GKC mon stylo – et de MSN.

J’avais deux bonnes raisons d’accepter cette place. D’une part, j’avais pratiquement épuisé mes maigres réserves ; d’autre part, si les gardai se montraient trop curieux, ce job justifierait que je prolonge mon séjour à Dublin. Je pourrais toujours prétendre que j’apprenais à tenir une librairie, en prévision de celle que je comptais ouvrir aux États-Unis.

Les nouveaux horaires que Fiona avait établis étaient absurdes. Je n’avais pas l’intention de travailler onze heures par jour ! En tant que nouvelle responsable, j’avais pris une première décision et modifié les plages d’ouverture du magasin. J’ouvrirais plus tard le matin, afin de dormir plus longtemps ou de m’occuper de mes affaires personnelles.

Je n’avais qu’un but : venger ma sœur – à ma connaissance l’unique personne à laquelle j’étais unie par les liens du sang, bien que rien ne me permît d’en jurer. Mais je refusais de m’aventurer dans les eaux troubles de ma généalogie, de même que j’avais renoncé à téléphoner à mes parents, de l’autre côté de l’Atlantique.

Plus exactement, j’avais deux buts : venger ma sœur et rester en vie.

Malgré les vingt-sept clients du jour, sans compter les gamins que j’avais dû chasser, j’avais commencé à ranger dans un album relié de cuir (déniché, et dûment payé, au rayon des articles faits main de Barrons – Bouquins & Bibelots) les photos que j’avais trouvées chez le Haut Seigneur et qui représentaient Alina dans Dublin et ses environs.

Alina !

Pourquoi, pourquoi ? avais-je envie de hurler. Pourquoi elle ? Il y avait des millions d’individus détestables à travers le monde, et il avait fallu qu’il la choisisse, elle ! Depuis que j’avais appris que j’étais une enfant adoptée, ma colère et ma souffrance avaient redoublé d’intensité. La plupart des gens avaient toute une famille autour d’eux. Moi, je n’avais eu qu’elle.

La douleur finirait-elle par s’apaiser ? Cesserais-je un jour de pleurer ma sœur ? Arriverais-je jamais à vivre sans cette plaie à vif dans mon âme, sans ce manque impossible à combler, et que rien d’autre qu’Alina ne pourrait remplir ?

C’était peu probable. Cet effroyable vide en moi avait la forme exacte de ma sœur ; elle seule pouvait s’y loger. En revanche, peut-être la vengeance me permettrait-elle d’en adoucir les contours. Sans doute parviendrais-je, après avoir éliminé le monstre qui l’avait rayée du monde des vivants, à en rendre supportables les bords acérés et à cesser de m’y blesser.

Le simple fait de coller les photos d’Alina sur les pages de l’album avait cruellement ravivé ma douleur. Les événements survenus ces derniers temps avaient au moins eu un bon côté : il m’était arrivé à une ou deux reprises de m’éveiller le matin sans que la pensée : « Alina est morte. Comment supporter de vivre une nouvelle journée sans elle ? » s’impose immédiatement à moi. Ce qui me venait à l’esprit ressemblait plutôt à : « J’ai dévalisé le repaire d’un gangster hier soir, et maintenant, il me cherche pour m’assassiner. » Ou bien : « Les vampires existent bel et bien, le croiriez-vous ? » Ou encore : « J’ai bien peur que Barrons n’ait été l’amant de ma sœur… », quoique j’eusse récemment écarté cette dernière hypothèse, à mon grand soulagement.

Mais maintenant que je m’étais habituée à cette nouvelle vie où le surnaturel était la norme, la colère et le chagrin m’assaillaient de plus belle, et leur violence devenait incontrôlable.

En moi apparaissait une autre Mac dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Elle n’aimait pas les fanfreluches, ne se pomponnait pas et ne sortait jamais en boîte. Ses préoccupations étaient aux antipodes des miennes, et je priais pour qu’elle ne prenne pas un jour le commandement des opérations.

C’était une créature sauvage et primitive, assoiffée de sang.

Et elle détestait le rose.

Je fis halte en secouant la tête.

— Pas question, Barrons. Je n’irai pas. La profanation de tombes, très peu pour moi. Je ne franchirai pas la ligne jaune.

— Ce n’est pas vous qui la tracez.

— Pardon ?

De quoi parlait-il ? J’avais cru que nous parlions de tombes en ruine, de sanctuaires consacrés, et d’un vol qui était un crime contre la religion. Nous avions terminé pendant le trajet notre discussion sur la sélection d’articles de papeterie ringards qu’il fallait de toute urgence remplacer par quelque chose de plus tendance. En fait de discussion, ç’avait plutôt été un monologue. Barrons avait accueilli mes bavardages par un silence perplexe. À se demander s’il existait une seule femme au monde avec qui il goûtât les charmes de la conversation !

— Et combien demandez-vous pour tenir la caisse ? s’était-il finalement enquis.

Au dernier instant, j’avais légèrement augmenté mes prétentions salariales. Lorsque nous avions conclu l’affaire, j’avais failli crier de joie… avant de m’apercevoir qu’il venait de garer la Viper.

En regardant autour de moi, j’avais découvert que nous nous trouvions au sud de Dublin, dans une étroite allée, juste devant un cimetière très sombre et très ancien. La dernière fois que je m’étais rendue dans ce genre d’endroit, c’était pour les obsèques d’Alina.

Je refermai les mains autour des barreaux en fer de l’entrée et parcourus d’un regard morose les alignements de pierres tombales.

— Définir la ligne jaune n’est pas votre prérogative, mademoiselle Lane, mais la mienne. En matière d’Objets de Pouvoir, vous êtes le détecteur, et c’est moi qui vous dirige. Vous allez inspecter ce cimetière. Je suis particulièrement intéressé par les sépultures sans nom situées derrière l’église, mais vous passerez au peigne fin toutes les constructions, ainsi que le terrain.

Je laissai échapper un soupir de lassitude.

— Que suis-je censée chercher ?

— Je ne sais pas. Rien de particulier. Cette église a été bâtie sur le site d’un ancien lieu de culte géré autrefois par la Grande Maîtresse des sidhe-seers elle-même.

— Bref, marmonnai-je, c’est du temps perdu.

— Vous vous souvenez du bracelet que V’lane a offert de vous donner ?

— Y a-t-il quelque chose dont vous ne soyez pas au courant ?

— D’après la légende, il en existe de nombreux exemplaires, chacun ayant une fonction différente. Il paraît aussi que dans les temps anciens, les sidhe-seers rassemblaient toutes les reliques faës qu’ils pouvaient trouver et que si celles-ci s’avéraient indestructibles, ils les cachaient dans un endroit où ils pensaient que les humains ne viendraient jamais les chercher. Certains affirment qu’à l’avènement du christianisme en Irlande, les sidhe-seers ont encouragé la construction d’églises dans des endroits bien spécifiques, quand ils ne les ont pas financées, sans doute afin de garder leurs secrets enfouis en toute sécurité dans des sols consacrés. Les lois réglementant l’exhumation et le transfert de reliques ont été considérablement durcies.

Cela paraissait crédible.

— Ces sidhe-seers, demandai-je, étaient-ils regroupés en… comment dire… en clubs, autrefois ?

— En quelque sorte. Le monde était différent, mademoiselle Lane. Les voyages et les échanges étaient longs et difficiles. Cela leur prenait parfois des semaines, voire des mois, mais en temps de crise, tous se retrouvaient en des lieux convenus d’avance – cet endroit, par exemple – afin d’y accomplir des rituels magiques.

— Où sont partis les sidhe-seers ? Vous avez dit qu’ils étaient un certain nombre.

— Lorsque les faës se sont retirés de nos royaumes, le monde n’a plus eu besoin des sidhe-seers. Leur statut autrefois envié est devenu obsolète du jour au lendemain, et eux qui étaient tenus en haute estime sont très vite tombés de leur piédestal. Rapidement, leur héritage a sombré dans l’oubli. Au fil des siècles, les capacités des sidhe-seers sont restées en friche. Mais il en existe encore, et si vous les cherchez, vous les trouverez. La prochaine fois que vous irez en ville, ouvrez les yeux. Soyez attentive. Et lorsque vous croiserez une créature en provenance de Faery, ne regardez pas le faë, mais repérez ceux qui, dans la foule, l’ont également remarqué. Parmi eux, certains savent à quoi ils ont affaire. D’autres sont soignés pour troubles psychiques. Quelques-uns se trahissent devant le premier faë qu’ils aperçoivent et sont tués sur le coup. Voilà comment j’ai su ce que vous étiez. Je vous ai surprise en train d’observer les Ombres.

Troubles psychiques ? Je tentai de m’imaginer enfant, voyant les monstres que j’avais rencontrés ces derniers temps, n’ayant aucune explication à leur sujet et comprenant que j’étais la seule à les voir. Mon premier réflexe aurait été d’en parler à ma mère… et elle m’aurait aussitôt emmenée consulter un psychiatre. Et si j’avais dit la vérité au praticien ? On m’aurait passé la camisole chimique. Tout cela m’apparaissait avec une effrayante limpidité. Combien y avait-il de sidhe-seers à travers le monde assommés par les psychotropes, indifférents à ce qui se tramait autour d’eux ?

— Et vous disiez qu’il y avait une Grande Maîtresse à la tête des sidhe-seers ?

Barrons hocha la tête.

— En existe-t-il encore une, aujourd’hui ?

— On peut raisonnablement supposer que la lignée qui a guidé les sidhe-seers pendant des millénaires a su préserver l’héritage des siens.

On ne pouvait se montrer plus évasif ! songeai-je, frustrée.

— Que voulez-vous dire ? Savez-vous, oui ou non, s’il y en a une et, dans l’affirmative, qui elle est ?

Il haussa les épaules d’un geste insouciant.

— Si c’est le cas, son identité est bien gardée.

— Il existe donc des choses que vous ignorez ? Fascinant !

Il m’adressa un léger sourire.

— Au travail, mademoiselle Lane. Vous êtes peut-être d’une jeunesse criminelle, mais la nuit, elle, n’est plus si jeune.

 

Mon travail, en l’occurrence, consistait à passer au peigne fin la petite église, une chapelle d’un dépouillement monacal, puis à arpenter les allées du cimetière pour examiner les pierres tombales et autres mausolées à l’aide de l’antenne psychique intérieure dont j’avais récemment découvert l’existence, afin de chercher des objets dont j’aurais nié la réalité quelques semaines auparavant.

Je décidai de garder pour la fin les tombes sans inscription situées derrière l’église. Je m’étais armée jusqu’aux dents de lampes torches, mais l’évidence s’imposa rapidement : aucune Ombre ne rôdait dans les parages. Dans les lieux hantés par ces créatures, on n’entendait pas le chant des grillons, on ne voyait pas un seul brin d’herbe, et les arbres étaient nus et blancs comme de vieux ossements.

J’avais frémi d’effroi à la perspective de cette promenade à travers le cimetière, mais, contre toute attente, l’univers silencieux des morts s’avéra apaisant, sans doute en raison de l’harmonie qui régnait ici. La mort naturelle est la conclusion logique de la vie. Seul un décès brutal et inexpliqué, comme celui d’Alina, trouble l’ordre naturel des choses et demande une réparation, un rééquilibrage à l’échelle cosmique.

En passant, je lus les épitaphes gravées dans la pierre. Celles que le temps n’avait pas effacées étaient ferventes et chaleureuses. Je comptai un nombre surprenant d’octogénaires, et même quelques centenaires. La vie, par ici, avait autrefois été simple et douce, et la longévité exceptionnelle, en particulier pour les hommes.

Barrons m’attendait dans la voiture. Je pouvais le voir de profil qui parlait dans son téléphone portable.

Il faut savoir que tous les sidhe-seers ne peuvent pas percevoir la présence d’Objets de Pouvoir. D’après Barrons, nous sommes même très peu à posséder ce don. C’était cependant le cas d’Alina, ce qui explique l’intérêt que lui avait porté le Haut Seigneur.

Si vous vous imaginez que je n’ai pas remarqué les similitudes entre ma sœur et moi, je vous arrête tout de suite. Le Haut Seigneur et Alina, Barrons et moi… Oui, mais la différence, c’est que je ne croyais pas que le but de mon mentor fût de détruire l’humanité. Je n’aurais pas été jusqu’à le qualifier de philanthrope, mais il ne semblait pas nourrir un désir maladif d’anéantir les hommes jusqu’au dernier. Autre détail, il n’avait jamais tenté de me séduire et je n’étais pas éprise de lui. Je savais très bien ce que je faisais, et pourquoi. Et si j’apprenais un jour qu’il avait assassiné O’Duffy pour l’empêcher de fourrer son nez dans ses affaires, si je découvrais qu’il appartenait au mauvais camp, eh bien… j’aviserais en temps et en heure.

On dit parfois que la vengeance est un plat qui se mange froid. Je commençais enfin à comprendre le sens de cette maxime. Pour l’instant, j’étais encore jeune et inexpérimentée. J’avais encore beaucoup à découvrir sur les faës – et sur moi-même. Il me fallait apprendre la ruse et le détachement. Devenir plus implacable, plus endurante. Renforcer ma panoplie d’Objets de Pouvoir tels que la pointe de lance. Ce n’était qu’ensuite que je pourrais prendre ma revanche. En outre, je devrais m’appuyer sur Barrons, une inépuisable source d’informations, en particulier sur les endroits à prospecter. Prenez ce cimetière, par exemple. Sans Barrons, jamais je n’aurais deviné son existence, ni soupçonné ce qu’il avait été autrefois. J’ignorais presque tout de mon héritage et de l’histoire de ce pays. J’étais d’une jeunesse criminelle, avait dit Barrons ? Peut-être, mais cela pouvait changer.

Tout en balayant les alentours du faisceau de mes lampes, je m’enfonçai dans la pénombre qui régnait au-delà de l’église. Cette partie du cimetière était entourée d’un muret de pierres qui tombait en ruine. Elle semblait à l’abandon depuis des années. De toute évidence, aucun jardinier ne l’entretenait : l’herbe poussait, haute et drue, et aucune fleur ne venait égayer la pâleur maladive des monticules de pierre disséminés sous les lourdes branches des chênes et les troncs élancés des ifs. Un gémissement de métal rouillé s’éleva lorsque je poussai le portail de fer forgé, si usé qu’il ne tenait plus au pilier que par un gond.

J’entrai… et faillis trébucher sur un obstacle invisible. C’était bien la peine de me vanter de mes talents ! J’étais dans l’herbe jusqu’aux cuisses, à piétiner allègrement une créature dont je n’avais pas perçu la présence.

Il faut dire, pour ma défense, qu’il n’en restait plus grand-chose.

 

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à Barrons, horrifiée.

En manquant de trébucher sur la monstrueuse apparition, j’avais poussé un hurlement à réveiller les morts. Barrons m’avait rejointe au pas de course.

À nos pieds gisait une créature réduite à l’état de loque, immobile à l’exception d’un violent tremblement de temps à autre.

— Je suppose que c’est ce qu’il reste d’un rhino-boy, dit Barrons, pensif.

— Que lui est-il arrivé ?

— Je dirais qu’on l’a… croqué, mademoiselle Lane.

— Qui aurait envie de manger du rhino-boy ? demandai-je en frissonnant. Et pourquoi ?

Lorsqu’il leva les yeux vers moi, je découvris avec stupeur qu’il manifestait une certaine perplexité. Pour ce flegmatique que rien ne semblait jamais troubler, c’était une première !

— Qui ? Un autre faë, j’imagine, répondit-il, manifestement interloqué. Aucun humain ne pourrait mettre à terre l’une de ces créatures, encore moins avoir envie de la dévorer. Pourquoi ? Alors là, je n’en sais rien. C’est contraire à tous les principes sidhe. Les faës ne se dévorent pas entre eux. Même les plus vils de leur espèce considéreraient cela comme une atrocité, une abomination, et la plupart s’en prendraient violemment à celui qui commettrait un acte aussi sacrilège.

— Est-ce qu’il va mourir ? demandai-je.

Il ne restait presque rien de la pitoyable créature. Elle vivait encore, mais le spectacle de son agonie était insoutenable.

— Non, à moins que vous ne le transperciez de votre lance, mademoiselle Lane.

— Finira-t-il par se régénérer, d’une façon ou d’une autre ?

De larges… parties du monstre avaient disparu.

— Non plus. Seuls les membres des plus hautes castes possèdent ce pouvoir. Il survivra sous cette apparence, à moins que l’un de ses semblables ne le croise et n’ait assez pitié de lui pour l’achever, ce qui est improbable. L’un de ses semblables… ou vous.

Il me scruta d’un regard intense !

— Est-ce le cas ? Éprouvez-vous de la compassion pour lui ?

Je plongeai dans son regard plus noir que la nuit. Parfois, ses iris insondables prenaient un éclat inhumain.

C’était le cas en cet instant précis.

— Dites-moi, mademoiselle Lane, que comptez-vous faire ? Vous détourner de cet être, le laisser souffrir pour l’éternité… ou, tel un ange de miséricorde, lui assener le coup de grâce ?

Je me mordis les lèvres, indécise.

— Que décidez-vous, sachant que c’est l’un de ces monstres qui a assassiné votre sœur ? Peut-être pas un rhino-boy, mais l’un de ses semblables.

— Son meurtrier est le Haut Seigneur, rectifiai-je, sûre de moi.

— C’est votre avis. Je vous rappelle qu’il n’est pas faë et que les marques sur le corps de votre sœur l’étaient.

Possible, mais même s’il n’avait pas porté lui-même le coup fatal à Alina, le Haut Seigneur restait le commanditaire de son meurtre. Je fronçai les sourcils, mal à l’aise sous le regard inquisiteur de Barrons. Me mettait-il à l’épreuve ? Je n’avais aucune idée de la conception – sans nul doute retorse – qu’il avait d’un rituel de passage, mais je savais ce que j’avais à faire. Ce que je voyais à nos pieds était en totale contradiction avec l’harmonie naturelle qui doit relier la vie à la mort.

Je sortis la pointe de lance de ma botte et la plantai dans ce qu’il restait du rhino-boy. Barrons sourit, mais je n’aurais su dire s’il se moquait de ma faiblesse ou s’il louait ma compassion. Qu’il aille au diable ! J’avais une conscience, dont la voix comptait plus que la sienne.

Alors que nous quittions le cimetière, je commis l’erreur de regarder en arrière.

Le spectre drapé de noir se tenait là, les pans de son suaire bruissant doucement, une main osseuse sur le portail rouillé, le regard fixé sur moi. Les ténèbres qui émanaient de lui étaient aussi sombres que la nuit, et tout comme elle, elles m’entouraient, me cherchaient, me palpaient.

Dans un cri d’effroi, je hâtai le pas et butai sur une pierre tombale qui dépassait à peine du sol. Aussitôt, Barrons me prit par le bras, m’épargnant une chute certaine.

— Qu’avez-vous, mademoiselle Lane ? des regrets ? déjà ?

Je secouai la tête.

— Regardez derrière nous, murmurai-je d’une voix blanche. Le portail.

C’était la première fois que l’apparition se manifestait alors que j’étais avec quelqu’un. Barrons se retourna, scruta un long moment l’enclos des tombes anonymes, puis il posa les yeux sur moi.

— Eh bien ? demanda-t-il. Je ne vois rien.

Je pivotai sur moi-même et inspectai les alentours. Il disait vrai : le spectre s’était volatilisé. J’aurais dû m’en douter !

— Je dois être un peu secouée, dis-je dans un soupir. C’est bon, rentrons à la maison. Il n’y a rien, ici.

— À la maison ? répéta-t-il.

Sa voix au timbre grave avait pris une inflexion amusée.

— Il faut bien que je donne un nom à cet endroit, expliquai-je, un peu maussade. Il paraît que notre foyer est là où se trouve notre cœur. Je suppose que le mien est capitonné de satin et enfoui six pieds sous terre.

Barrons m’ouvrit la portière – côté conducteur.

— Peut-être pouvons-nous dissiper une partie de vos angoisses juvéniles, mademoiselle Lane ? demanda-t-il en me tendant les clés de la voiture. Non loin d’ici passe une route qui traverse des étendues désertes à perte de vue.

Une lueur de malice pétilla au fond de ses yeux sombres.

— Des virages diaboliques, et jamais un chat. Si vous nous emmeniez faire un tour ?

J’ouvris des yeux ronds de surprise.

— Vraiment ?

D’un geste inattendu, il écarta une boucle de mon front. Je sursautai. Barrons avait de solides mains, des doigts longs et fuselés, et il devait posséder je ne sais quelle puissance magnétique car, chaque fois qu’il m’effleurait, une inquiétante décharge électrique me parcourait. Je pris les clés en veillant à ne pas toucher sa peau. S’il le remarqua, il fit mine de n’avoir rien vu.

— Essayez de ne pas nous tuer, mademoiselle Lane.

Je me glissai derrière le volant.

— Coupé Viper, SR10. Six vitesses, moteur V-10, cinq cent dix chevaux à cinq mille six cents tours-minute, passe de zéro à quatre-vingt-quinze kilomètres-heure en trois secondes neuf centièmes, récitai-je en jubilant.

Il éclata de rire.

Je nous ramenai vivants. De justesse.

 

Je suppose que l’envie de faire son nid est dans la nature humaine. Même les sans-abri élisent pour domicile tel banc, tel coin sous un pont, qu’ils garnissent de trésors volés dans les poubelles des autres. Nous avons tous besoin d’avoir un coin bien à nous, rassurant et chaleureux, et ceux qui n’en ont pas en bricolent un avec ce qui leur tombe sous la main.

Pour ma part, j’avais fait mon nid au rez-de-chaussée de Barrons – Bouquins & Bibelots. Après avoir changé les meubles de place et caché un affreux plaid brunâtre dans un placard pour le remplacer par un boutis de satin doré, j’avais apporté de ma chambre deux bougies parfumées à la pêche, installé sous le comptoir ma nouvelle minichaîne, sur laquelle je passais une sélection de chansons qui mettent de bonne humeur, et placé des portraits de ma famille sur le petit poste de télévision de Fiona.

En un mot, j’avais mis mon empreinte personnelle sur les lieux.

Pour le détecteur d’Objets de Pouvoir et la tueuse de monstres que j’étais la nuit, ce job de vendeuse en librairie le jour offrait un agréable répit. J’appréciais les effluves fruités des bougies allumées, l’odeur d’encre et de papier glacé des nouveaux journaux et magazines, le cliquetis de la caisse lorsque j’enregistrais un achat, et le rituel immuable qui consiste à recevoir de l’argent en échange de marchandises. J’adorais recommander mes lectures préférées et en découvrir de nouvelles grâce aux clients. J’aimais la brillance que prenaient les parquets et les rayonnages de bois dans la lumière dorée de l’après-midi, et parfois, lorsque j’étais seule, je m’étendais sur le dos sur le comptoir pour essayer de distinguer les fresques qui ornaient le plafond, trois étages plus haut. Cette routine m’aidait à reconstituer autour de moi un cocon où je me sentais en sécurité.

Vers 16 heures, le mercredi, je me surpris à fredonner tout en m’activant dans la boutique, le cœur léger, l’humeur… il me fallut un moment pour identifier cette sensation… presque joyeuse.

C’est le moment que choisit l’inspecteur Jayne pour entrer.

Et comme si cela ne suffisait pas, il était accompagné de mon père.

Fièvre Rouge
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